Page d'accueil


La bonne oeuvre d'Edmond Husserl

par Richard A. Cohen 1


Pour Husserl, la phénoménologie représentait la forme la plus avancée de la quête occidentale du savoir. Tout à la fois complétant et dépassant les sciences naturelles et les sciences humaines, ce devait être un savoir des plus radicaux, des plus intégraux et des plus rigoureux. Comme telle, la phénoménologie devait incarner la forme la plus poussée de l'esprit scientifique occidental. Etant donné l'universalité de la science et la valeur du savoir, elle devait donc représenter l'humanité même de l'homme. Tels sont, en tout cas, les thèmes récurrents chers aux passionnantes analyses phénoménologiques méta-philosophiques que Husserl a formulées dans les sombres années trente.2

Emmanuel Lévinas, qui a suivi les cours de Husserl en 1928-1929, a été l'un des plus marquants et des plus influents interprètes de la phénoménologie. Son livre de 1930 sur Husserl, couronné par l'Institut, Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, ainsi que son recueil d'essais de 1949 sur la phénoménologie husserlienne et heideggerienne, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger3 ont contribué à introduire la phénoménologie husserlienne et, dans une moindre mesure, sa version heideggerienne, en France. Plus tard, en 1973, la traduction anglaise de Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husser4 par André Orianne a aidé à introduire la phénoménologie en Amérique. C'est seulement en 1998 qu'un recueil d'articles de Lévinas sur Husserl est paru en anglais.5

Lévinas a aussi été lui-même l'un des grands philosophes du XXe siècle, et peut-être même de l'histoire de la philosophie. A travers de multiples ouvrages - tout particulièrement Totalité et Infini (1961) et Autrement qu'être ou au-delà de l'Essence (1974) -, de nombreux articles et une vie d'enseignement, il a produit une métaphysique éthique d'une profondeur et d'une portée considérables. Tout à la fois fidèle et infidèle à la phénoménologie husserlienne, comme Heidegger avant lui, Lévinas est le seul philosophe du XXe siècle à avoir proposé une alternative pour penser plus profondément - ou plus haut - que, et en opposition fondamentale au Denken de Heidegger. Nous connaissons la réorientation de la phénoménologie opérée par Heidegger en direction de la question de l'être, la différence ontologique, le passage au langage. Comment Lévinas, pour sa part, a-t-il mené la phénoménologie depuis ses origines scientifiques jusqu'à des impératifs éthiques ?

La phénoménologie, de la science à l'éthique

La conjonction décisive du lecteur fidèle et du philosophe indépendant apparaît déjà dans les premiers mots du titre que Lévinas a choisi de donner à son recueil : En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger. Nous aurions tout à fait tort de séparer ces termes et de penser que « en découvrant » désigne l'aride méthode scientifique frayée par Husserl et « existence », les riches horizons ontologiques ouverts par Heidegger. Ces termes sont au contraire indissociables. Déjà chez Husserl, comme Lévinas le montrera, on repère un lien inextricable et fécond entre connaissance et existence. L'expression « en découvrant l'existence », que Lévinas emploie dans son titre, va plus loin. Elle pointe une ambiguïté fondamentale au coeur de la quête scientifique, et donc au coeur même de l'humanité occidentale : l'ambiguïté entre construction et réception, activité et passivité, intérêt et désintéressement, choix et élection, ambiguïté que Lévinas finira par articuler en termes de même et autre, hauteur et responsabilité - donc en termes éthiques. Dans la philosophie moderne, cette différence et cette ambiguïté, réduites à des termes épistémologiques, ont divisé empiristes et idéalistes. C'est cette même ambiguïté qui devient la clé de voûte de la phénoménologie développée par Merleau-Ponty6, bâtie sur les intuitions phénoménologiques d'Henri Bergson, un des précurseurs français de Husserl. C'est une ambiguïté qui occupe une place centrale dans la vision que Lévinas a de la philosophie, et l'ouverture à l'éthique qui est le sceau de la pensée lévinassienne et la plus profonde vocation de l'Occident et de l'humanité.

Une ambiguïté fondamentale à l'origine du sens : ce qui est découvert se livre au sens, en même temps qu'il sollicite le sens auquel il se livre. Ce qui est découvert est donc à la fois constitué et constituant. La philosophie, la recherche de la vérité, est donc une entreprise audacieuse et délicate. Husserl est bien conscient des dangers épistémologiques qui guettent de toutes parts : les risques de l'orgueil, du manque de vigilance, des projections, ainsi que les séductions de la suffisance et le manque de conscience de soi. C'est pour cela qu'il était, comme il se désignait lui-même, un « perpétuel débutant », n'ayant cesse d'affirmer inébranlablement le caractère provisoire de la vérité, et ouvert jusqu'au bout au progrès autocritique de la science. Mais si la science est quand même plus que de la rhétorique, elle demeure moins que de la conviction, si ce n'est la conviction formelle ou creuse des perpétuels commencements. La sagesse n'est-elle, elle aussi, que provisoire ? Lévinas demandera « si, derrière le savoir et son emprise sur l'être, ne surgit pas une sagesse plus urgente [souligné par l'auteur]7 ». Une tout autre dimension, une dimension éthique, comme Lévinas le suggérera, ne s'ouvre-t-elle pas dans la conjonction de l'activité et de la passivité à l'origine même du sens ? La passivité à la source de la signification ne signifie-telle pas non seulement une ouverture au sens, aux signes, à l'évidence, mais une ouverture à un signifiant unique : autrui ? « On voit en tout cas qu'elle [la méthode] n'est pas phénoménologique jusqu'au bout.8

« L'oeuvre d'Edmond Husserl »

Dans cette étude, nous allons nous pencher sur un des premiers articles de Lévinas, écrit et publié avant la guerre : « L'oeuvre d'Edmond Husserl », paru en 1940, dans le numéro de janvier-février de la Revue Philosophique de la France et de l'Etranger (vol. 129, 1-2). Cet article a été reproduit dans la première édition de 1949, puis dans la seconde édition augmentée de 1967 de son recueil En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger9. Nous avons choisi cet article parce qu'il se présente comme un commentaire. Cependant, il contient aussi déjà, comme nous nous proposons de le montrer, une dimension distinctement lévinassienne, une ouverture à l'éthique. Husserl avait espéré sauver l'Europe de sa folie au cri de « Retour à la science ! » On n'a pas tenu compte de son avertissement et la science a contribué allègrement à l'horreur. Même avant la guerre, Lévinas avait déjà compris que le vrai cri de guerre était plus radical, plus contraignant: « Contre le mal, pour le bien ! ».

Deux remarques préliminaires. Nous en avons déjà évoqué une: « L'oeuvre d'Edmond Husserl » est paru en France au moment où la puissance militaire et le mal spirituel de l'Allemagne nazie touchaient à leur apogée. Plus d'un an avant sa publication, l'abominable Kristallnacht (9-10 novembre 1938) avait clairement dévoilé au monde entier - qui a cependant choisi de continuer à fermer les yeux - le caractère et les buts de l'Allemagne nazie. L'antisémitisme n'était pas simplement une rhétorique perverse. Il allait avoir de terribles conséquences. C'était déjà évident. Lévinas avait d'ailleurs averti les Français de ce danger dès 1934, dans un article intitulé : « Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme », paru dans Esprit (2, no 26, novembre), dans lequel il associait l'anti-rationalisme de l'Allemagne de l'époque à l'esprit de la philosophie à coups de marteau de Nietzsche, mais aussi, implicitement, à la pensée de Heidegger10. Rappelons aussi qu'au moment où l'article de Lévinas sur Husserl est paru, l'Allemagne avait envahi la Pologne, la France avait déclaré la guerre, et Lévinas était mobilisé dans la Xe Armée française. Il allait bientôt être fait prisonnier et interné pour quatre ans. Ses parents et ses frères restés en Lituanie allaient être assassinés. Six millions de Juifs allaient être massacrés. L'Europe allait être plongée dans un bain de sang.

Un second point, que nous venons également de mentionner : cet article est paru juste quelques mois avant que Lévinas ne soit fait prisonnier et donc avant qu'il n'expose l'élaboration de sa propre philosophie, après guerre, dans De l'existence à l'existant (1947) et Le Temps et l'autre (1947). Nous avons déjà signalé plus haut une similarité entre la phénoménologie de l'ambiguïté de Merleau-Ponty et la rencontre de l'activité et de la passivité dans la notion lévinassienne de « en découvrant l'existence » ; mais il faudrait alors aussi noter que « L'oeuvre d'Edmond Husserl » est paru avant que Merleau-Ponty ait pu exercer quelque influence que ce soit sur Lévinas. A la différence de plusieurs articles plus tardifs de Lévinas sur la phénoménologie, on ne peut pas prétendre trouver dans cet article-ci, publié en 1940, l'influence d'une philosophie que Merleau-Ponty n'avait pas encore formulée.

L'éthique de Lévinas, comme nous le savons, est une éthique « religieuse », un « humanisme juif11 », comme il l'appelle, un « humanisme de la patience12, plutôt qu'un « pur humanisme, un humanisme sans Torahl13. Ailleurs14, nous avons suggéré que le terme « exégèse », habituellement réservé à l'herméneutique religieuse, et dont Lévinas trouve une illustration exemplaire dans les discussions des rabbins et des Sages du Talmud - et c'est le cas d'un bon nombre des lectures talmudiques de Lévinas elles-mêmes15, est le terme qui exprime le mieux la façon spécifiquement lévinassienne de pratiquer la phénoménologie. Les analyses eidétiques et génétiques husserliennes du sens, qui révèlent des niveaux de significations « fondant » et « fondées », seraient transcendées par un excès éthique - l'altérité d'autrui, la passivité du moi - à la fois nominatif et normatif. Mais dans « L'oeuvre d'Edmond Husserl », on ne trouve ni thème, ni langage religieux. C'est bien ce que l'on est en droit d'attendre d'une exposition de la phénoménologie, qu'Husserl a présentée comme une science rigoureuse et une philosophie de la science. Il est vrai, certes, qu'on y rencontre parfois certaines références et certains termes « religieux ». Dans la section six, par exemple, Lévinas écrit : « Le miracle de la clarté est le miracle même de la pensée », mais ici, manifestement, le terme « miracle » est employé dans un sens plus métaphorique que surnaturel. Dans la septième section, Lévinas note que, puisque pour percevoir les choses du monde extérieur, il faut nécessairement « synthétiser les divers aspects successifs des choses », même la perception que Dieu aurait des choses du monde extérieur ne pourrait elle aussi procéder « qu'en synthétisant, comme nous, les divers aspects successifs des choses ». Mais cette invocation de Lévinas n'est sûrement rien de plus, et rien de moins, qu'une variation husserlienne sur un thème bergsonien bien connu. Dans la section neuf, lorsqu'il compare la notion husserlienne d'intentionnalité à la notion médiévale, Lévinas mentionne, en passant, « l'argument de Saint-Anselme » quant aux niveaux d'être, mais il ne développe pas cette allusion. Enfin, dans la section treize, Lévinas fait à nouveau mention de Dieu, mais seulement pour dire qu'« il est très difficile de prendre au sérieux les brèves indications sur Dieu que Husserl donne dans les Ideen ». Ce n'est certainement pas sur ces remarques - guère plus que des apartés - que nous devons nous pencher pour saisir les liens essentiels qui unissent exposition, phénoménologie et nouvelle forme d'exégèse philosophique éthique.

Pour évaluer et comprendre la vision et les innovations de Lévinas, il nous faut plutôt reprendre à notre compte la tâche que nous fixe le titre de l'article cité, il nous faut pénétrer dans l'oeuvre d'Edmond Husserl - ce que Hegel a appelé le « travail de pensée » -, en s'attachant non à des remarques ou des allusions mineures mais à une existence découverte et à sa découverte. Nous devons centrer notre attention sur la section six, intitulée « Intentionnalité ». Là, Lévinas part de l'intentionnalité pour arriver à l'intuition, deux notions qu'il avait présentées, une décennie plus tôt, dans Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, comme deux piliers de la phénoménologie.

Intentionnalité ou donation de sens

Nous savons tous que la phénoménologie décrit la conscience comme intentionnalité : être conscient, c'est toujours être conscient-de... quelque chose. On trouve cela dans toutes les introductions à la phénoménologie. Mais Lévinas veut s'assurer que nous saisissons le sens exact de l'intentionnalité. Ce n'est pas une apologie de la relation ou de la corrélation entre « sujet » et « objet », car pour Husserl, « le rapport de l'intentionnalité n'a rien des rapports entre objets réels ». La phénoménologie - au moyen de sa fameuse épochè - surmonte justement la naïveté de toutes formes de réalisme. L'intentionnalité est plutôt - et Lévinas souligne ce point - « essentiellement l'acte de prêter un sens (la Sinngebung)16 ». L'extériorité de l'« objet » de la conscience intentionnelle a donc un autre sens que celui de l'objet de l'attitude pré-phénoménologique, le prétendu objet « réel » naïvement rencontré. L'objet intentionnel est l'objet en tant qu'il est sensé. C'est tout à fait différent.

Lévinas poursuit et approfondit son analyse de l'essence intentionnelle de la conscience, sa donation de sens. Donner du sens, c'est identifier. « Penser, c'est pour Husserl identifier ». Les logiciens désignent cette activité comme prédication - le travail de la copule - et la formalisent par « S est p ». Mais Husserl, dans une approche plus large, repère le phénomène de l'identification à l'oeuvre dans toute constitution de sens, qu'elle soit linguistique, perceptive, émotive, mnésique ou autre. En outre, poursuit Lévinas, identifier, c'est synthétiser, rassembler le divers pour trouver l'unité dans la multiplicité. Et il s'avère que ce qui s'opère ici - sens comme identification, identification comme synthèse - est précisément ce que Husserl entend par représentation.

En soulignant les mouvements fondamentaux de la conscience par des formulations simples mais pourtant marquantes, Lévinas nous permet de comprendre en quoi, pour Husserl, la représentation est « à la fois universelle et première ». Bien qu'il existe de nombreuses et diverses sortes d'intentionnalité, par exemple percevant-perçu, désirant-désiré, sentant-senti, jugeant-jugé, etc., chacune possédant sa propre intégrité régionale, elles reposent toutes sur des actes de synthèse. L'identification, la synthèse, c'est-à-dire la représentation, est l'idée fixe qui traverse toute conscience intentionnelle. Par conséquent, « la représentation, au sens que nous venons de définir, se trouve nécessairement à la base de l'intention, même non théorique ». « Par cette synthèse, toute vie spirituelle participe de la représentation. »

La conscience saisie comme activité intentionnelle nous permet de dégager deux perspectives. D'une part il y a les diverses intentions non-théoriques dans leur intégrité régionale et leurs interrelations. D'autre part, il y a le noyau de représentation trans-régional de toute activité intentionnelle. Comme nous le savons, sans négliger l'étude poussée des premières - par exemple « temps », « le monde de la vie », « logique » -, Husserl, dans ses travaux, avait tendance non seulement à se concentrer sur le second - le noyau de représentation -, mais semblait aussi fréquemment lui accorder une importance exagérée et s'enliser dans les difficultés méthodologiques auxquelles ce primat le menait. Cette dualité interne à la phénoménologie - entre des régions spécifiques de sens et un noyau de représentation - constitue aussi sa grande fécondité et explique les importantes divergences qui divisent les plus grands disciples de Husserl. Selon Lévinas, le privilège accordé à l'intégrité intentionnelle de champs de significations non théoriques a joué « un rôle considérable dans la phénoménologie de Scheler et de Heidegger », par exemple. Au contraire, on peut dire que le privilège accordé à une version simplifiée du noyau de représentation de la conscience a constitué la clé de voûte de la phénoménologie existentielle de Sartre17.

En saisissant la volonté, la sensation, le désir, le jugement, etc., non comme des choses réelles, c'est-à-dire non en termes de qualités « primaires » et « secondaires », mais comme des significations elles-mêmes légitimes, de nouveaux champs de significations pourraient dès lors être pris non moins au sérieux par la science phénoménologique que l'ensemble plus limité des significations quantifiables (« espace », « force », « Mouvement », etc.), seules données que les sciences naturelles avaient prises au sérieux jusqu'à présent. La phénoménologie serait donc, comme l'affirmait Husserl, une véritable science, un savoir absolu. Elle constituerait une science non en rejetant mais en intégrant les sciences naturelles dans leurs propres horizons de sens. Lévinas affirmera même que, précisément, la légitimation de multiples champs de significations non-théoriques, renversant les préjugés naïvement réalistes de l'attitude naturelle et de la science pré-phénoménologique, « est peut-être l'idée la plus féconde apportée par la phénoménologie » - malgré la prédilection de Husserl pour le noyau de représentation de la conscience.

Nombreux sont ceux qui, au nom d'un champ de significations ou d'un autre, ou reculant devant les prédilections de Husserl, ont choisi de dénigrer ou de réfuter Husserl. Mais l'« exposition » de Lévinas, elle, ne s'en tient pas là. En tant que lecteur et philosophe, il approfondit davantage, sans rien laisser dans l'ombre mais pour tenter, au contraire, d'éclaircir la signification du primat qu'Husserl accordait à la représentation. Lévinas est suffisamment phénoménologue pour savoir que la phénoménologie est une science, donc une entreprise collective hasardeuse en permanente auto-critique, opposée à tout scolastisme - débusquant les contradictions et les incohérences, ou les aplanissant. Elle exige [de la] Leistung, une production ou une performance du chercheur, elle requiert le travail de pensée. Tous ses résultats, tout ce qu'elle affirme, n'est jamais que provisoire, hypothèses plus ou moins sûres qui demandent à être vérifiées, confirmées, infirmées, approfondies, élargies, re-contextualisées, révisées et retravaillées autrement par des chercheurs de vérité, qui font eux-mêmes toujours partie de la grande communauté des chercheurs, et, plus largement, de l'humanité. Fidèle à l'esprit de la phénoménologie husserlienne, Lévinas refuse donc de monter sur quelques grands chevaux que ce soient mais demande plutôt à Husserl : « Que signifie la présence de l'acte d'identification à la base des intentions qui n'ont rien d'intellectuel ? ». En répondant à cette question, Lévinas élucidera le lien ultime qui unit identification et intuition.

Si, pour Husserl, la représentation constitue le fond de toute forme de conscience, c'est parce que l'identification aboutit à l'évidence, à l'évident. Ce point est si fondamental et si important - pour tout souci épistémologique, c'est-à-dire pour tout souci de la vérité - qu'on a du mal à comprendre pourquoi tant de philosophes semblent l'avoir perdu de vue. Quoi qu'on puisse dire ou exiger d'un point de vue purement théorique, de facto, la conscience a toujours un terme, elle est conscience de... quelque chose. Avoir un terme, pour une conscience scientifique, c'est-à-dire au nom de la vérité, signifie que ce terme doit être atteint au travers d'intuitions de données évidentes, ntuitions susceptibles d'être répétées de façon soigneusement contrôlée. « Le processus de l'identification peut être infini », note Lévinas, « mais il s'achève dans l'évidence - dans la présence de l'objet en personne devant la conscience ».

Malgré les tentations logiques et purement formelles de nier l'impact de l'évidence, malgré le fol appel idéologique d'un vertige héraclitéen, la fanfare séductrice de la dissémination ou du refus de l'engagement, l'intentionnalité husserlienne n'est pas réductible à quelque forme stimulante ou provocante du « mauvais infini ». Elle n'est pas réductible à une prétendue régression : conscience-de... conscience-de... conscience-de... ad infinitum. Le fait primitif est qu'il y a du sens. Le sens a du sens. La tâche de la philosophie ne consiste pas à ôter tout sens au sens, ce qui, somme toute, est assez facile et se produit sans cesse, et pas seulement en milieu universitaire, mais à ce que le sens ait du sens. Il y a du sens, affirme Husserl, parce que la représentation, qui est l'ultime mouvement de la conscience, aboutit à l'évidence.

Cela signifie, dès lors, qu'intentionnalité et intuition, représentation et évidence, sont liées, dans une conjonction qui n'est ni arbitraire, ni prudente, ni faible. Lévinas saisit succinctement ce lien : « L'évidence réalise en quelque manière les aspirations de l'identification. » Nous obtenons donc ainsi la réponse à la question de Lévinas sur le statut privilégié de la représentation chez Husserl. « Dire qu'à la base de toute intention - même affective ou relative - se trouve la représentation, c'est concevoir l'ensemble de la vie spirituelle sur le modèle de la lumière ». C'est ici aussi, soit dit en passant, que Lévinas fait la remarque citée plus haut: « Le miracle de la clarté est le miracle même de la pensée ». L'intentionnalité en tant que représentation, la conscience sous-tendue et garantie par l'intuition aboutissant à l'évidence, « est la pénétration même du vrai ». « La théorie de l'intentionnalité chez Husserl, écrit Lévinas, consiste en fin de compte à identifier esprit et intellection, et intellection et lumière ». La phénoménologie est science, savoir, lumière. Husserl croit en la science - advienne que pourra - jusqu'au bout.

Activité et passivité de la conscience

C'est précisément parvenu à ce point de son exposition, ayant atteint les vraies profondeurs de la pensée husserlienne, que Lévinas, philosophe, va « découvrir » une nouvelle interprétation. Ce que Lévinas découvre, c'est qu'avec la théorie husserlienne de la conscience intentionnelle, liée qu'elle est à l'intuition et donc à l'évidence, une nouvelle voie est ouverte pour médiatiser la différence entre sens constituant et sens constitué. Rappelons que la démarche husserlienne consiste à découvrir dans la donation de sens, que l'on rencontre dans l'attitude naturelle, un sens constitué après l' épochè, et dans ce sens constitué, sa constitution en conscience, après la réduction transcendantale - le sens comme donné. Ainsi, s'il est vrai que la conscience a un terme dans l'évidence, il n'est pas moins vrai que la conscience à présent « conscience absolue » - se réapproprie cette évidence comme sa source absolue. C'est donc ici que réside la tendance « idéaliste » de la pensée de Husserl, dans le primat qu'il accorde à la représentation. C'est cette tendance que ses disciples rejettent. Lévinas, pour sa part, verra dans cette conjonction du constitué et du constituant une approche radicalement nouvelle de la signification, une signification de la signification radicalement nouvelle. Lévinas écrit :

« Si nous voulions nous éloigner de la terminologie et de la manière de s'exprimer de Husserl, nous dirions que l'évidence est une situation sans exemple : tout en recevant quelque chose d'étranger à lui, l'esprit dans l'évidence est aussi l'origine de ce qu'il reçoit [souligné par l'auteur]. Il y est toujours actif. Le fait que le monde est donné - qu'il y a toujours du donné pour l'esprit - ne se trouve pas seulement, dans l'évidence, en accord avec l'idée de l'activité, mais est présupposé par elle. Un monde donné est un monde à l'égard duquel nous pouvons être libre sans que cette liberté soit purement négative. L'évidence d'un monde donné, plus que le non-engagement de l'esprit dans les choses, est l'accomplissement positif de la liberté. Le primat de la théorie se rattache enfin dans la philosophie de Husserl à l'inspiration libérale que nous cherchons à dégager dans tout ce travail. La lumière de l'évidence est le seul lien avec l'être qui nous pose en tant qu'origine de l'être, c'est-à-dire en tant que liberté. »

Nous ne prétendons pas que cette citation nous donne accès à une version pleinement achevée de la métaphysique éthique de Lévinas. Ce serait commettre là une erreur rétrospective. Nous tenons cependant à suggérer que dans cette conjonction de l'activité et de la passivité au plus profond de la conscience, dans laquelle « tout en recevant quelque chose d'étranger à lui, l'esprit dans l'évidence est aussi l'origine de ce qu'il reçoit », nous avons quelque chose de très analogue à la structure d'une conscience éclatée, un « plus » dans un « moins », une « diachronie », une passivité hors de portée de l'activité consciente qui, dans sa propre pensée, devient la racine éthique de la conscience elle-même. Ce que nous voyons, dans « L'oeuvre d'Edmond Husserl », c'est cette inter-action de la conscience intentionnelle active et de la conscience non-intentionnelle passive, cette « intimité de l'incarnation18 » que, dans sa propre pensée, Lévinas n'analysera pas en termes de conscience « réflexive » et « pré-réflexive », à l'instar de Husserl, comme si la passivité était toujours seulement une pensée obscure ou vague, mais en termes d'un profond conflit moral entre « bonne conscience » et « mauvaise conscience ». Pour lui, la passivité - en deçà de l'identité, sans statut, vulnérable, exposée - ne pose pas simplement la question de la vérité ou de l'être mais surtout, plus instamment, elle pose le problème du « droit d'être »19.

Intentionnalité et liberté

Dès 1940, dans « L'oeuvre d'Edmond Husserl », Lévinas aperçoit dans la conjonction du constituant et du constitué, de l'activité et de la passivité, une nouvelle forme de liberté et « l'inspiration libérale » de la phénoménologie husserlienne. Désormais, la liberté ne signifie ni une absorption dans un réel intellectualisé - que ce soit la substance de Spinoza, l'esprit de Hegel, l'être ou le « quadriparti » ( Geviert) de Heidegger -, ni un « non-engagement de l'esprit dans les choses » - que ce soit l'aperception transcendantale de Kant, le jugement de Brunschvicg, l'ego transcendantal de Husserl ou le pour-soi de Sartre... La liberté n'est ni dans-le-monde ni hors-du-monde, mais les deux à la fois, car elle est constituée par ce qu'elle constitue, « origine de ce qu'elle reçoit ». Ce que Lévinas a découvert dans l'existence - in nuce, dans une méditation husserlienne de 1940 -, c'est donc un thème central de sa propre métaphysique éthique : liberté « finie20 » ou « difficile liberté21 ».

Lévinas poursuit, dans la section onze, intitulée « Le moi, le temps et la liberté » : « La pensée n'est donc pas simplement un domaine où le moi manifeste sa liberté : le fait d'avoir un sens - est la manifestation même de la liberté. L'opposition entre activité et théorie est levée par Husserl dans sa conception de l'évidence. C'est là toute l'originalité de sa théorie de l'intentionnalité et de la liberté. L'intentionnalité n'est que l'accomplissement même de la liberté. » Liberté et sens sont donc liés, ils se posent ensemble et sont indissociables. Réduire l'un à l'autre, à quelque fin que ce soit, que ce soit pour le savoir ou pour l'être, n'aboutirait qu'à en faire des abstractions et à dénaturer le sens du sens, en en faisant un concept arbitraire ou un oracle infaillible.

Pour Lévinas, l'intersection concrète de la liberté et du sens est particulièrement évidente au niveau de conscience que Husserl et Heidegger, considèrent comme le niveau de conscience fondamental, à savoir la conscience dans son auto-constitution temporelle. « Notons, écrit Lévinas, que l'antinomie de la spontanéité et de la passivité est levée dans l'esprit saisi au niveau de la Urimpression. » Mais Lévinas va opposer cette vision « husserlienne » à ce qui est sûrement la conception de « l'historicité » fondamentale de Heidegger. Il poursuit : « En cela encore Husserl reste fidèle à ses intentions métaphysiques fondamentales - l'esprit est l'intimité d'un sens à la pensée, la liberté de l'intellection. Le temps accomplit cette liberté ; il ne préexiste pas à l'esprit, ne l'engage pas dans une histoire où il pourrait être débordé. Le temps historique est constitué. L'histoire s'explique par la pensée. » Que l'histoire ne déborde pas la conscience, que le temps historique soit à la fois constituant et constitué, cela ne signifie-t-il pas que la conscience, comme vraie liberté, comme point zéro et unité de l'activité et de la passivité, est produite par l'histoire en même temps qu'elle fait l'histoire qui la produit ? Et cela ne signifie-t-il pas, comme on le voit dans les écrits ultérieurs de Lévinas, allant au-delà de Husserl, qu'une liberté vraiment humaine est une liberté capable de juger l'histoire ? Et que donc l'éthique précède l'ontologie ? Lévinas répondra par l'affirmative.

Dans un article ultérieur de 1959, « Intentionnalité et métaphysique », qui figure dans la seconde édition augmentée de En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Lévinas reproche explicitement à Husserl d'avoir interprété l'intersection du constituant et du constitué comme une « petite perception22». L'interprétation de Husserl sert seulement à reproduire, plutôt qu'à ébranler, la conscience dont il avait en fait découvert l'excès. Bien que Lévinas reconnaisse le « grand apport » de l'intentionnalité husserlienne, parce que celle-ci sape définitivement une interprétation de la conscience et du sens en termes de sujet-objet, il se joint à Kant pour caractériser l'altérité de la liberté en termes moraux plutôt qu'en termes théoriques. C'est ainsi que dans le même paragraphe de cet article de 1959, Levinas note : « Kant refuse d'interpréter l'activité transcendantale comme intuitive ( ... ). Ici Kant est plus hardi que Husserl23 ». L'excès que Husserl lui-même désigne comme « transcendance dans l'immanence » doit, pour Lévinas comme pour Kant, résider absolument en-dehors d'un cadre épistémologique.

Pour Lévinas, la notion paradoxale de la passivité de la conscience indique que la conscience, per impossibile, est imposée, « posée » sur - mais évidemment pas par un « donné ». Plus exactement, la seule extériorité « adéquate » à la passivité de la conscience doit excéder l'« adéquation » ou le telos de la conscience elle-même, elle doit excéder son caractère intentionnel. Seul un « en dehors » qui demeure en dehors, extérieur au savoir, hors de sa portée, autrement qu'un savoir, peut s'imposer à la conscience comme impératif moral - le « visage » d'autrui. Autrement dit, la passivité de la conscience indique que la conscience a été « mise en question » - question morale - par autrui. La conscience doit donc être plus éveillée que la conscience intentionnelle, et ce « plus d'éveil » est précisément une sensibilité morale, une réceptivité aux exigences morales d'autrui, c'est-à-dire la responsabilité, l'élection morale.

Kant et Lévinas : du respect à la responsabilité

Si Lévinas et Kant s'accordent formellement pour penser que la conscience ne peut être contenue par son savoir, ils divergent, cependant, lorsqu'il s'agit de déterminer la nature de la moralité qui excède la conscience intentionnelle ou représentative. Pour Kant, qui reste attaché à la perspective épistémologique dont il a saisi les limites avec la plus extrême clarté, la transcendance de la moralité s'exprime comme respect pour la loi que l'on s'impose à soi-même, loi qui est la même pour l'autre et pour moi-même. Pour Lévinas, au contraire, la rupture de la transcendance - l'impossible passivité de la conscience - se présente comme l'altérité d'autrui affectant la conscience de soi, la surchargeant d'une obligation morale, dans une responsabilité de et pour autrui incontournable bien que non-contractuelle. La passivité de la conscience signifie qu'elle est débordée, en quelque sorte, par un excès qui n'est pas entièrement sien, hors de sa portée, hors de son atteinte, mais qui a néanmoins toujours du sens, même si Husserl - naturellement - a réinscrit cet horizon et cet excès dans l'espace d'une épistémologie scientifique.

Le chemin que trace Lévinas en 1940, via Husserl, sera bien sûr élaboré, élargi et développé dans ses écrits ultérieurs. Il est sans doute vrai, également, que si nous sommes à même de percevoir l'originalité de la première lecture lévinassienne de Husserl, c'est en raison de son élaboration ultérieure.

L'éthique est au coeur même de la pensée de Lévinas. La spécificité de sa contribution à la pensée occidentale a précisément consisté à montrer cette centralité. Il ne se contente pas de dire que l'éthique est au coeur de la philosophie - ce que soutenaient déjà ceux qui privilégiaient la seconde Critique de Kant, ou ce que prônait la vie même de Socrate -, mais il pense et écrit de telle façon que la pensée et la vie commencent vraiment dans l'éthique. La métaphysique éthique de Lévinas sert de puissant levier pour une critique radicale des phénoménologies post-husserliennes dominantes du début et du milieu du XXe siècle. Que l'éthique précède l'ontologie sera une raison de récuser Heidegger, et de repenser Merleau-Ponty. Que la liberté implique la passivité sera une raison de rejeter Sartre.24

Les réflexions de Lévinas sur Husserl de 1940 - vues bien sûr avec du recul - nous font aussi entrevoir le rapport intime entre la science phénoménologique et la liberté disciplinée qui caractérise les commentaires talmudiques et donc la vie juive, une vie imprégnée de Torah, une existence exégétique, au sens le plus large du terme. Le découvrant et le découvert se découvrant l'un l'autre, lettres requérant l'esprit, esprit se retrouvant dans les lettres n'est-ce pas là la conscience que décrit Husserl25, même si celui-ci est resté attaché à une épistémologie qui ne lui a pas donné les moyens d'interpréter sa propre découverte, comme cela a été le cas de Kant plus d'un siècle auparavant ? Lévinas est le premier à avoir saisi dans toute leur ampleur les conséquences des analyses de Husserl. Il est le premier à avoir compris que le surplus de conscience n'est pas une anomalie épistémologique, mais un surplus éthique. La conscience serait liée par ce qui la rend libre, et libérée par ce à quoi elle est liée. La conscience serait donc, en-deçà sa propre origine et arché, « traumatisée » par l'anarchie d'un irrécupérable commencement - Bereshit -, vécu concrètement comme la priorité morale d'autrui.

Cette « découverte », faite dans une méditation husserlienne de 1940, est-elle alors si éloignée de la « figure de l'inspiration » dont parle Lévinas, commentant un commentaire, en 1985 : « Les Sages d'Israël racontaient que les lévites qui portaient à travers le désert l'Arche sainte du Tabernacle étaient aussi portés par cette Arche - parabole qui est probablement la vraie figure de l'inspiration26 »? Ne peut-on aussi y reconnaître une lointaine version de ce que Lévinas veut dire lorsqu'il écrit que « la conjonction en Dieu de la descente et de l'élévation est inséparable27 » ? Et l'échelle de Jacob ne serait-elle pas encore une autre illustration de cette lecture inspirée, la découverte même de l'existence ?

Husserl n'était-il pas conscient des dimensions éthiques de sa pensée ? On a du mal à le croire. Husserl, dont la voix a retenti comme un appel dans les sombres années 30, a certainement saisi la centralité de l'éthique, même si pour lui cela n'a jamais représenté qu'un moyen pour accéder à une humanité scientifique. Ce n'est pas malgré son attachement à la science, mais en raison de cet attachement même, que Husserl - dans une conversation avec Eugen Fink, le 22 septembre 1931 - dit que le telos de la science dépend de l'honnêteté des scientifiques. La vérité dépendant de la sincérité - ce sera un thème central de Totalité et Infini. C'est pourquoi, finalement, nous ne sommes pas du tout surpris que Husserl poursuive cette conversation sur la science en invoquant Dostoievski, et précisément la phrase des Frères Karamazov que Lévinas, des décennies plus tard, citera à maintes reprises28 : « je dois être capable de répondre des actes des autres comme de mes propres actes », disait Husserl ; puis, comme le rapporte l'un de ses étudiants, « Husserl citait Dostoievski qui disait que chacun est coupable des fautes de tous29 ».


Notes:

1Richard A. Cohen est professeur d'Etudes juives à l'université de Caroline du Nord (USA). Article traduit de l'anglais par Carine Brenner.

2Voir, en particulier, la conférence qu'Husserl a donnée le 7 mai 1935 à l'université de Prague : La crise de l'humanité européenne et la philosophie, traduction de Natalie Depraz, Paris, Hatier, 1992, et Edmond Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, vol. IV des Husserlliana, V.Z.W. Husserl-Archief te Leuven and Martinus Nijhoff, La Haye, 1954, dont la première et la seconde parties ont été publiées en 1936 dans la revue Philosophia de Belgrade.

3Emmanuel Lévinas, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1949; 2e édition augmentée, 1967.

4Emmanuel Lévinas, The Theory of Intuition in Husserl's Phenomenology, traduction anglaise André Orianne, Evanston, Northwestern University Press, 1973; avec une nouvelle préface de Richard A. Cohen, 1995. Auparavant, en 1967, Joseph Kockeimans avait traduit et introduit le chapitre 6 du livre de Levinas, « L'intuition des essences ,» pour l'inclure dans le recueil The Philosophy of Edmund Husserl and its Interpretations, New York, éd. J. Kockelmans, Doubleday, 1967 pp. 87-117, intro. pp. 83-85

5Emmanuel Lévinas, Discovering Existence vvith Husserl, éd. et traduction anglaise Richard A. Cohen & Michael B. Smith, Evanston, Northwestern University Press, 1998.

6Alphonse de Waelhens a intitulé son excellent livre sur Merleau-Ponty: Une philosophie de l'ambiguï té : L'existentialisme de Maurice Merleau-Ponty, Louvain, Nauwelaerts, 1951.

7Emmanuel Lévinas, Éthique comme philosophie première Paris, Payot et Rivages, 1998, p. 77.

8Emmanuel Lévinas, Le Temps et l'autre, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p.67.

9Cet article occupe les pages 7 à 52 du recueil. Sauf indication contraire, toutes les références s'y rapportent, et les numéros des pages ne figureront donc pas.

10Comme nous le verrons, Levinas découvre chez Husserl les fondements de l'idéalisme humaniste qui animait l'esprit scientifique de la phénoménologie telle que la concevait son auteur. Ces fondements ne se sont pas avérés être convaincants pour Heidegger, ni, semble-t-il, pour un autre important interprète de la phénoménologie, Paul Ricoeur en France. En mars 1939, Ricoeur a pu écrire, dans un article intitulé « Où va la France ? », publié dans Terre Nouvelle, no 43, ce qui suit:
« Je crois que les idées allemandes de dynamisme et d'énergie vitale des peuples ont plus de sens que notre idée vide et hypocrite du droit »,
cité dans Francois Dosse, Paul Ricoeur, Les sens d'une vie, Paris, La Découverte, 1997, p.61. Manifestement, Ricoeur n'a pas été convaincu par les mises en garde de Lévinas quant au danger de certaines tendances sentimentales anti-rationnelles, pour ne pas dire plus, de la pensée et de la politique allemandes, dans son article de 1934 sur l'hitlérisme.

11Emmanuel Lévinas, « Pour un humanisme hébraiique », in Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1963, pp. 350-354.

12Emmanuel Lévinas, « Antihumanisme et éducation », in Difficile liberté, p.368.

13Emmanuel Lévinas, « Modèle de l'Occident », in Au-delà du verset, Paris, Minuit, 1982, p. 49.

14Voir mon introduction - « Humanisme, religion, mythe, critique, exégèse » - aux Nouvelles lectures talmudiques d'Emmanuel Levinas : New Talmudic Readings, traduction Richard A. Cohen, Pittsburgh, Duquesne University Press, 1999, pp. 1-46.

15Voir Emmanuel Lévinas, Quatre lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1968, Emmanuel Lévinas, Du sacré au saint, Paris, Minuit, 1977, Emmanuel Levinas, Nouvelles lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1996, et Au-delà du verset, Paris, Minuit, 1982, pour de nombreuses lectures talmudiques de Lévinas.

16 Paul Ricoeur, dans sa traduction de l'ouvrage de Husserl Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénomémologiques pures, Paris, 1950, traduit Sinngebung que Lévinas, lui, traduit par l'acte de « prêter un sens » - par « donateur de sens », de même que Suzanne Bachelard, dans sa traduction de l'ouvrage de Husserl Logique formelle et logique transcendantale, Paris, 1957

17L'interprétation simplificatrice que Sartre donne de la conception de Husserl apparaî t déjà dans La Transcendance de l'Ego, Paris, Vrin, 1988.

18E. Lévinas, L'éthique comme philosophie première, Paris, Payot et Rivages, 1998, p. 79

19E. Lévinas, L'Éthique comme philosophie première, Paris, Payot et Rivages, 1998, pp. 91 et 93.

20Totalité et infini, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 246.

21Difficile liberté est le titre d'un recueil d'études juives de Lévinas, Paris, Albin Michel, 1963.

22E Lévinas, « Intentionnalité et métaphysique », in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, p. 139.

23Ibid.q, p. l39.

24La Transcendance de l'Ego avait été publié trois ans plus tôt, en 1937, L'Etre et le Néant ; qui allait paraî tre trois ans plus tard, en 1943, ne fera pas mention des études de Lévinas sur Husserl. Heidegger, pour sa part n'a jamais réagi ni aux études de Lévinas sur Husserl, ni à sa métaphysiquue éthique, ni à sa critique radicale de la pensée heideggerienne, et n'en a même jamais fait mention.

25A la lumière de tout ce que nous avons vu ci-dessus, il est fascinant de lire dans le journal de Dorion Cairns, qui retrace ses conversations avec Husserl et Eugen Fink, ce qu'il écrit le 12 novembre 1931 : « Husserl a dit que du temps de Gottingen [1901-1916], il avait l'habitude de décrire « originare » Gegelbenheit, le donné « originaire » comme l'objet criant, « Ich bin da !) « Me voici !» Dorion Cairns, Conversations with Husserl and Fink, ed. by the Husserl-Archiv in Louvain The Hague : Martinus Nijhoff, 1976, p.40,

26E. Lévinas, « Judaï sme et Kénose », in A l'heure des Nations, Paris, Minuit, 1988, p. 14.

27Ibid., p.134.

28Voir, par exemple, Lévinas, « Dieu et la philosophie » in De Dieu qui vient à l'idée, Paris, Vrin, 1992, p. 119 « Chacun de nous est coupable devant tous pour tous et pour tout, et moi plus que les autres ». C'est, bien sur, la dernière partie de la citation qui est la plus lévinassienne. Levinas cite souvent cette même phrase de Dostoï evski; voir, par exemple : Ethique et Infini, Librairie Arthème Fayard et Radio-France, Paris, 1982, p.95, « A propos de Buber: quelques notes », in Hors sujet, Paris, Fata Morgana, 1987, p.65 et « Diachronie et représentation » in Emmanuel Lévinas, L'Éthique comme philosophie première, Colloque de Cerisy-la-Salle, Paris, Cerf, 1993, p.458.

29Cairns, Conversations vvith Husserl and Fink, p.35. Pour Husserl, la malhonnêteté intellectuelle est une trahison de l'humanité. Le scientifique, découvreur de vérité, membre de la communauté des scientifiques, est responsable de et pour toute l'humanité.


File translated from TEX by TTH, version 2.64.
On 9 Apr 2000, 17:57.